Le cerveau particulier des entrepreneurs - Entretien avec le Docteur Ooms

Analyse

Retrouvez la version complète de l'entretien avec le Docteur Ooms, paru dans l'édition du 22 février 2024 de la "Gazette qui pèze". On parle cognitif, entrepreneurs et startups !

L'interview du Dr Frédéric Ooms au complet :

Docteur, pouvez-vous revenir sur la genèse de cette étude ?

Portrait du docteur Frédéric Ooms
Dr Frédéric Ooms

Dr Frédéric Ooms : C’était la première étude qui s’intéressait à la notion de flexibilité cognitive par imagerie. Je viens du secteur des sciences et j’ai une double casquette car je suis aussi présent dans un fonds d’investissement, en Belgique, via lequel j’ai accompagné beaucoup de startups.

Cette expérience pratique m’a permis d’observer que pas mal d’entrepreneurs avaient un point commun : une adaptabilité et une flexibilité à s’adapter aux bonnes comme aux moins bonnes nouvelles.

Ce n’est pas un critère unique nécessaire pour que son entreprise réussisse, mais ça aide.

Venant du monde des sciences j’ai voulu joindre les deux et ne pas essayer de seulement comprendre par le biais de questionnaires - comme on le fait beaucoup dans le domaine des sciences humaines - mais aussi en allant voir dans le cerveau.

L’idée est de voir si l’on voit des différences dans le comportement des entrepreneurs, s’il y a des différences dans l’activité cérébrale.

On a donc effectué une étude qui a commencé en septembre 2020 : on a lancé un questionnaire pour tester cette hypothèse comme quoi les entrepreneurs ont une forte flexibilité cognitive par rapport à des personnes qui occupent plutôt des fonctions managériales. Ce questionnaire a été mis en ligne pendant trois mois et nous a permis de récolter un millier de réponses, ce qui montrait qu’il y avait un fort engouement et a permis le recrutement pour l’étape suivante, en neuro-imagerie.

« L’étude à venir va notamment s’intéresser, de manière longitudinale, à des entrepreneurs qui sont au début de leur aventure et que l’on va suivre pendant quatre ans. »

Comment se traduit le fait d’avoir, ou pas, une importante flexibilité cognitive ?

Dr Frédéric Ooms : Cela réside dans l’éventuelle difficulté de sortir du plan qu’on avait imaginé. Ce qui nous intéresse, c’est l’entrepreneur qui est au démarrage d’un nouveau projet. Certains vont accepter les bonnes et les mauvaises surprises de manière plus facile et plus rapidement que d’autres.

C’est « l’effet limonade » : à partir du moment où l’on nous donne un citron alors qu’on attendait une orange, certains vont en faire un stand de limonade, d’autres vont rester à regarder le citron, d’autres encore vont continuer à vouloir l’orange, selon la théorie de « l’effectuation » de Saras Sarasvathy.

On a fait le choix d’étudier des entrepreneurs non pas en début de carrière, mais en début de processus de création. On a donc choisi des entrepreneurs en série, c’est-à-dire qui ont créé plusieurs fois un business (en moyenne ils en avaient créé 4 ou 5 fois).

Du côté des managers, c’était des personnes qui travaillaient dans des moyennes ou très grandes entreprises et qui avaient plusieurs années d’expérience dans la gestion d’équipe dans des départements financiers ou marketing, par exemple.

On est allé chercher l’extrême, c’est-à-dire des experts chez qui l’on pourrait potentiellement voir des différences anatomiques et fonctionnelles du cerveau en raison de la plasticité (certaines zones régulièrement mobilisées vont se développer, ndlr) suite à leurs expériences cumulées.

C’est bien le début du parcours de la création d’entreprise qui nous intéresse, les premiers mois voire les premières années, car pendant cette période il faut faire énormément preuve d’adaptabilité.

Après, quand on entre dans les phases suivantes, quand on est dans la croissance, on va plutôt shifter vers un esprit managérial, ce que certains entrepreneurs vont avoir du mal à faire.

Nous, on a plutôt fait l’hypothèse d’aller chercher des personnes qui ont plusieurs fois créé parce qu’ils ont été plusieurs fois confrontés à ce même type de stimuli et d’environnement.

« L’étude actuelle ne permet pas encore de dire si c’est inné ou acquis. »

Leur cerveau ayant déjà été influencé, il est donc difficile de faire la part des choses entre l’inné et l’acquis, non ?

Dr Frédéric Ooms : L’étude actuelle ne permet pas encore de dire si c’est inné ou acquis. Ce qu’elle permet de démontrer, c’est qu’il y a effectivement des différences entre le groupe de créateurs en série et le groupe de managers.

Maintenant, la grande question que cela pose c’est : est-ce que c’est lié à une prédisposition, une forte flexibilité en soi qui nous pousse vers ce genre de chemin de carrière là, ou est-ce que c’est ce chemin de carrière qui nous développe ?

Mon hypothèse actuelle est qu’il y a probablement une part de prédisposition, une petite partie d’inné ou d’environnement familial etc.

Ce qui va aider ensuite à développer une flexibilité plus rapidement, mais on pense aussi que l’expérience entrepreneuriale permet de la développer encore plus.

Je compare souvent nos résultats à quelqu’un qui aime partir en vacances sac sur le dos, sans savoir où il dormira et où il mangera le jour même, et d’autres personnes qui ne supportent pas ça et ont besoin d’avoir la roadmap exacte, l’hôtel, l’heure etc.

Certains vont en revanche avoir envie d’essayer et vont aimer, leur cerveau va donc évoluer vers plus d’adaptabilité. D’autres n’aimeront pas du tout (et ceux-là, je pense qu’il vaut mieux qu’ils ne se lancent pas dans l’aventure) !

Dans le monde des startups, l’entrepreneur et le manager peuvent avoir des profils relativement proches, pourquoi ne pas avoir comparé les entrepreneurs à des métiers manuels, par exemple ?

Dr Frédéric Ooms : C’est une bonne question et cela reste l’un des gros sujets dans les études qu’on est en train de mener à présent : on sait bien que ça fait partie des limitations de l’étude, que l’on peut avoir des managers qui vont être entrepreneurs, on parle bien d’ailleurs « d’intrapreneuriat »...

On a essayé de mitiger cet effet-là en prenant des gens qui avaient énormément d’années d’expérience en tant que manager et on s’est dit qu’on n’allait pas aller chercher des gens super actifs dans des départements R&D où l’incertitude est relativement importante.

Maintenant, on est en train de compléter l’étude en ajoutant des groupes supplémentaires.

Pourquoi pas des manuels ? Parce qu’on pourrait se dire OK, il y a certains manuels qui doivent être beaucoup dans la planification et d’autres qui vont devoir être très créatifs. J’ai l’impression qu’une personne qui a un travail manuel est limite plus flexible que certains managers.

Moi, je bricole beaucoup le bois, surtout en rénovation on va péter un mur et puis mince, on va réaliser que pour la chasse d’eau l’ancien propriétaire avait mis une arrivée d’eau chaude pour les toilettes ! Eux font preuve d’énormément d’adaptabilité…

Comme pour les sportifs de haut niveau, par exemple. Ce sont des groupes qui se rapprochent des entrepreneurs, ce sera peut-être une question à étudier.

Il y a aussi des professions où l’on doit être très rigoureux, beaucoup dans la planification : dans l’audit, dans le contrôle de gestion etc. Probablement qu’on essaiera d’en inclure dans quelque temps.

Pour l’instant, nous allons commencer par comparer des entrepreneurs « débutants » avec des « habituels », puis l’on va comparer les entrepreneurs qui sont des « acquéreurs » d’entreprises, qui sont dans des logiques plus managériales, avec des « entrepreneurs qui créent » et on va voir ce qu’il se passe.

Déjà, on voulait s’assurer qu’il y avait des différences, c’est le cas. Maintenant, on creuse !

Vous repartez sur le même type d’échantillon d’une quarantaine de personnes ?

Dr Frédéric Ooms : Non, plus gros, plutôt dans les 120 participants. C’était vraiment une première étude. Mener une étude par imagerie médicale, ça coûte très cher et, comme toujours, si on veut obtenir des financements il faut prouver que ça peut marcher.

Heureusement, nous avons eu des accords et le support du CHU de Liège qui nous a fort aidés. Cela nous a permis d’avoir les premiers résultats, de publier dans une des meilleures revues en entrepreneuriat, maintenant ça nous aide à aller chercher des financements.

L’étude à venir va notamment s’intéresser, de manière longitudinale, à des entrepreneurs qui sont au début de leur aventure et que l’on va suivre pendant quatre ans. On est en train de finaliser les dossiers et l’on espère que l’étude va véritablement commencer dans six mois.

En parallèle de ça, on va comparer différents groupes d’entrepreneurs, cette fois-ci de manière semi-longitudinale.

On va à nouveau émettre des questionnaires en vue de recruter 120 participants qui viendront se prêter à des études par imagerie médicale et on va comparer des groupes habituels et en série avec des groupes d’entrepreneurs qui sont à des stades du processus de création de l’entreprise différents.

C’est à ce moment-là que vous allez pouvoir distinguer la part d’acquis de la part d’inné ?

Dr Frédéric Ooms : Oui, c’est à ce moment que l’on pourra commencer à voir ce qui se joue avec l’expérience et le longitudinal permettra de le conforter.

« L’idée n’est pas de faire la pornographie du cerveau, parce qu’avec l’imagerie médicale on peut faire dire tout et n’importe quoi ! On process tellement de datas qu’il faut être très prudent. »

Peut-il y avoir une implication dans les programmes, les formations à l’entrepreneuriat ?

Dr Frédéric Ooms : Un truc qui m’anime en tant qu’enseignant, c’est que cette flexibilité cognitive ne se limite pas à l’acte de créer, c’est tout un état d’esprit entrepreneurial.

Il est essentiel et devient de plus en plus important à l’époque actuelle, avec tous les challenges auxquels on est confrontés : avec le changement climatique et l’arrivée de l’IA, les entreprises et la société en général vont avoir besoin de personnes qui ont ces compétences entrepreneuriales.

Or, pouvoir montrer que quelque chose se passe au niveau du cerveau, ça vient ajouter une sorte de couche de concret, de rationnel par rapport à des observations de comportement, par exemple.

Au niveau des formations, ça permet d’apporter un nouveau regard, de dire que ceci relève effectivement d’un comportement d’entrepreneur.

L’idée n’est pas de faire la pornographie du cerveau, parce qu’avec l’imagerie médicale on peut faire dire tout et n’importe quoi ! On process tellement de datas qu’il faut être très prudent.

L’étape suivante, avec l’étude longitudinale, c’est que si l’on voit une différence dans le temps qui se produit suite à l’expérience entrepreneuriale, on pourra alors commencer à regarder si les formations apportent cette expérience et notamment si des formations peuvent proposer de développer la flexibilité cognitive et l’adaptabilité chez les participants.

Cela paraît un peu contre-intuitif d’avoir réalisé cette étude le cerveau des participants « au repos » et pas en étant confronté à de l’inattendu, à des problèmes à résoudre, pourquoi avoir fait ce choix ?

Dr Frédéric Ooms : C’est une très bonne question car il y a plusieurs techniques en IRM, il y a les pour et les contre.

Il faut savoir qu’au repos le cerveau continue de fonctionner et qu’il a été démontré, il y a longtemps, que lorsque des zones du cerveau ont été activées ensemble, elles vont progressivement se connecter entre elles-mêmes si elles ne sont pas l’une à côté de l’autre. C’est ce qu’on appelle la « connectivité fonctionnelle ».

L’avantage du repos et de ne pas biaiser l’activité cérébrale par une tâche qui fait partie de votre hypothèse de recherche.

Le repos a l’avantage de pouvoir aller voir si, même au repos, il y a des zones du cerveau qui travaillent ensemble. C’est plus facile à mettre en œuvre et ça a l’avantage d’être plus facilement reproductible.

Alors, les investisseurs vont-ils se dire qu’ils devront passer les porteurs de projet à l’IRM avant d’investir ?

Dr Frédéric Ooms : (Rires) Il faut bien se dire qu’il n’y aura jamais aucune imagerie, aucun questionnaire et aucun test de personnalité au monde qui pourra prédire si vous allez y arriver ou pas.

Et puis, les investisseurs savent déjà tester les porteurs de projet en les faisant venir trois ou quatre fois pour leur poser les mêmes questions et voir comment ils réagissent, quelle est leur résilience…

Une conclusion, Doc ?

Dr Frédéric Ooms : Ce que montre cette étude c’est qu’il y a effectivement des différences de fonctionnement. De là à dire d’où elles viennent, c’est encore trop tôt. Ce qui est sûr, c’est que dans une équipe, il faut compenser les différentes compétences : le gars qui ne fait qu’explorer, il ne parviendra pas à changer sa startup en une entreprise qui fait de la croissance, à bien l’exploiter.

Il ne faut pas mettre les deux mondes en opposition mais se rendre compte qu’on a besoin des deux. On marche sur deux jambes, on a deux bras, on doit pouvoir explorer et exploiter en même temps.

Il s’agit de développer une compétence et de se rendre compte qu’on a besoin des autres aussi !

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